Hélas, Lufutu, tu pleures ton fils assassiné. Trois fois déjà, j’ai parlé de toi dans le "Boyoma", cette fois je te laisse en paix. Va voir à la maison d’Alisi, tu y trouveras du réconfort !
Mais tu me donnes une idée. C’est d’Alisi que je vais écrire. C’est une des nombreuses femmes vivant simplement dans la ville de Kisangani. Ce n’est pas une figure médiatique. Dans la zone de la Tshopo, où elle vit, elle est très respectée. On la connaît aussi dans la zone de Mangobo, ta zone, Lufutu, car tu y parle beaucoup d’elle. Tu es le journal parlé, mais un journal avec 80% de bonnes nouvelles. Heureusement, car c’est ainsi que tu fais connaître le projet agricole et les gens dans les environs commencent à planter les arbres Treculia (dont les graines sont riches en protéines). Alisi vient du nom Alice, ce que je vais raconter, tu le sais aussi, Lufutu, mais tous les lecteurs de Boyoma ne la connaissent pas. Egayi est son nom bantu. Je ne connais pas sa signification et j’ai oublié ses autres noms. Elle appartient à la petite tribu des Bakango, qui vit sur les rives de la rivière Uele (au NO du Congo) et qui vit de la pêche et du troc.
Son origine se trouve à Malengoya, là où la route Titule - Ango est barrée par l’Uele. Elle est apparentée aux Bazande et elle parle très bien le Kizande, elle parle aussi le Kibua, la langue de la tribu voisine, qui a la meilleure cuisine de tout le Congo. Lorsqu’ on lui demande à quelle tribu elle appartient, Alisi répondra qu’elle est Azande, sauf si elle soupçonne que vous connaissez la région, alors elle dira fièrement qu’elle est Mokango. Dans son enfance, dans les années cinquante, elle allait à l’école chez les sœurs qui lui apprenaient un peu de français, mais surtout à cuisiner, coudre et tout ce qui était bien, selon les normes occidentales. Heureusement qu’elle n’a jamais oublié ce qui était bien selon les normes bantoues.
Cet enseignement, elle ne l’a pas suivi longtemps. Monica, une femme Azande, mariée à Kamiel Nobels, un planteur de café connu et réputé à Dangabu (près de l’Uele) la prit comme aide dans la cuisine. Cette famille avait deux fils. Alisi y apprit beaucoup de choses.
Plus tard elle se retrouve à Kisangani (à presque 500 km de sa région), la capitale de la province orientale. En 1982 elle est engagée chez nous comme ménagère, après être recommandée par le fils Nobels. Pour les travaux extérieurs, il y avait Lufutu. Pour garder la maison durant la nuit, nous avions un lépreux qui voulait gagner un peu d’argent.
Alisi n’était pas mariée mais avait six enfants. Nous apprenions à la connaître comme une femme remarquable. Elle connaissait ses droits et ses devoirs, elle nous expliquait les désirs de ses collègues masculins et elle était leur maître, ce qui n’est pas si évident, sans jouer le chef.
Jamais elle n’abusait de cette position de confiance. Elle n’était pas orgueilleuse et encore moins esclave. Elle prenait les militaires ennuyeux par le bon bout, les uns par la diplomatie, les autres par son attitude résolue. Elle avait une bonne connaissance des hommes, aussi bien des blancs que des noirs. Un professeur de psychologie pourrait en apprendre !
Ma femme Magda, s’entendait bien avec elle. C’est ainsi que Magda apprit à préparer la meilleure moambe, le meilleur mets du Congo. Mmmm… Peut-être qu’un jour je vous en donnerai la recette ! Maman Alisi devait élever six enfants. Plus tard elle a dû soigner ses petits-enfants. Dans les années 90 tout était difficile. Beaucoup de Belges durent quitter le pays en 1990. Il en résulta beaucoup de chômage. Alisi en fut la victime. Elle a parfois trouvé du travail chez les sœurs, ou bien elle faisait un petit commerce.
Quand Kabila fit son entrée à Kisangani, pour marcher sur Kinshasa, une jeune femme parmi les voisins abandonna sa fille de quatre ans pour partir vers la capitale avec un soldat. Alisi adopta cet enfant. Sa maman ? Alisi. Deux ans plus tard, sa maison fut détruite par des soldats étrangers. Sous sa direction ses fils construisirent une nouvelle maison. Chaque fois que Hugo Gevaerts revenait à Kisangani, Alice pouvait faire le ménage chez Hugo et ses invités pendant un mois. Hugo considérait alors comme son devoir de l’aider matériellement.
(à suivre)